• Cinéma français et valorisation politique des classes populaires - EHESS IIAC 26.05.2020

    Wébinaire 2019-2020

    Analyses critiques des usages politiques et visuels du peuple
     
    Valerio Coladonato, Assistant Professor The American University of Paris
    Lynda Dematteo, Chargée de recherche CNRS IIAC
Mariella Pandolfi, Professeure Émérite de l'Université de Montréal
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Mardi de 15h à 19h, les 12 et 26 mai et les 9 et 16 juin 2020 (BigBlueButton),
     
    Robert Guédiguian à propos du film de Jean Renoir, Toni (1935)
    https://www.youtube.com/watch?v=bVoAfCZ2_DY

    Deuxième session, le 26 mai: Les représentations du peuple dans les cinémas français et italien
     
    Louis BAYMAN (Southampton University), The Italian people in Italian cinema: three views from the 20th century

    Fabrice MONTEBELLO (Université de Lorraine), Cinéma français et valorisation politique des classes populaires
     
           Voici le lien pour vous connecter : https://webinaire.ehess.fr/b/dem-qdr-2az
     
    Fabrice MONTEBELLO

    Cinéma français et valorisation politique des classes populaires : 1934-1984

    La proposition est la suivante : il existe une faible visibilité des classes populaires dans le cinéma français au cours du XXème siècle, notamment des années trente au début des années 1980, en dépit de la présence, au même moment, d’un fort parti communiste (un parti qui valorise les classes populaires et leur action politique - un parti qui possède de nombreux soutiens au sein des intellectuels et des artistes).
    L’énoncé est très général, il se présente comme un constat, on devrait l’envisager comme une hypothèse. Laquelle est née d’une comparaison avec le cinéma italien. Du néoréalisme de l’immédiat après-guerre aux films politiques engagés des années 1970, en passant par la comédie italienne (qui comporte toujours une forme de satire sociale), le cinéma italien a construit de nombreux personnages principaux et récits de fiction à partir des classes populaires, de leur style de vie et parfois de leur action politique. Ces récits ont même fait la célébrité et la valorisation internationales d’acteurs, de réalisateurs (Visconti, Rossellini, Fellini, Monicelli, Bertolucci…), de scénaristes, de genres ou d’école artistique (comme le néoréalisme).
    Certes, on connaît dans le cas français le bref épisode du réalisme poétique  et les films engagés produits sous le Front populaire (les films de Renoir, Carné, Prévert…) lesquels d’ailleurs ne sont pas étrangers à l’éclosion du néoréalisme italien quelques années plus tard). Mais en dehors de cette parenthèse, le réalisme et la critique sociale sont peu présents dans le cinéma français pour la période étudiée.

    Observons cette photo comme point de départ de notre interrogation. Certes, elle est peu immédiatement compréhensible pour des jeunes gens nés bien après le milieu des années 1980 et qui n’ont pas de connaissances particulières du cinéma italien de l’après seconde guerre mondiale et aucun souvenir du XXème siècle de la guerre froide et des « deux blocs" capitaliste et socialiste.

    Cinéma français et valorisation politique des classes populaires - EHESS IIAC 26.05.2020


    Il s'agit d'un protocole funéraire : la veillée du corps d'Enrico Berlinguer par les réalisateurs italiens en juin 1984. Enrico Berlinguer, secrétaire général du parti communiste italien est décédé le 11 juin 1984, de manière tragique. Frappé par un ictus cérébral en plein meeting politique à Padova, le 7 juin 1984, à l’occasion de la campagne pour les élections européennes de juin 1984, Enrico Berlinguer, le visage déformé par la douleur, trouva la force nécessaire pour encourager une dernière fois la foule des militants avant de quitter la tribune en titubant, soutenu par ses camarades de parti. Transporté à son hôtel, il sombra rapidement dans le coma et mourut 4 jours plus tard.
    Sur la photo, nous pouvons voir Francesco Maselli, Francesco Rosi, Federico Fellini, Ettore Scola, Carlo Lizzani, Gillo Pontecorvo, Michelangelo Antonioni. Fellini et Antonioni n'ont jamais été communistes et si Rosi était très connu comme artiste engagé à gauche, il était plutôt proche du parti socialiste. Evidemment, la présence d'Antonioni et de Fellini s'expliquent par le prestige politique de Berlinguer et le statut de ses funérailles qui, à l'inverse de celles de Togliatti en 1964, étaient des funérailles d'Etat.
    En revanche, Maselli, Scola, Lizzani, Pontecorvo étaient bien membres du parti communiste ou proches de lui.
    On peut imaginer que d'autres réalisateurs très connus ; comme Luchino Visconti, Valerio Zurlini, Pier Paolo Pasolini, Elio Petri, communistes pour les deux premiers ; et communistes dissidents pour les deux seconds ; auraient été présents. Mais Pasolini est mort tragiquement en 1975, Visconti en 1976, Petri et Zurlini en 1982.
    Cette photographie figure dans un livre de propagande édité par le parti communiste italien au lendemain des funérailles d'Enrico Berlinguer : Ciao Enrico, Dipartimento stampa, propaganda e informazione del PCI, Roma, 1984, p. 33

    Cinéma français et valorisation politique des classes populaires - EHESS IIAC 26.05.2020Cinéma français et valorisation politique des classes populaires - EHESS IIAC 26.05.2020

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    On retrouve la même scène dans un film documentaire, L'Addio a Berlinguer, réalisé par Bernardo Bertolucci (célèbre cinéaste communiste) et une quarantaine d'autres réalisateurs italiens.

    Ce film a été produit par le parti communiste italien via sa maison de production Unitelefilm. Il est entièrement consacré aux funérailles du leader communiste et à l'émotion collective provoquée par sa mort. Le documentaire est à la fois une mise en scène du « peuple italien » et du « peuple communiste italien ». Berlinguer était un dirigeant discret mais charismatique, sa stature et sa mort tragique ont contribué au « sorpasso » (dépassement) historique de la Démocratie Chrétienne (parti au pouvoir de manière continue en Italie depuis l’après-guerre) par le parti communiste à l’occasion de ces élections européennes (33,3% des voix contre 33%). Mais le documentaire de Bertolucci enregistre également une énorme tristesse. Le sentiment de la fin d’une période historique, la fin d’un monde politique et la conscience d’un adieu au dernier dirigeant communiste, comme adieu au communisme et à « l’espérance communiste », peu de temps avant la chute du mur.

    Rétrospectivement, la mise en scène du piquet d’honneur des cinéastes italiens - 40 ans du cinéma italien le plus prestigieux sont ainsi réunis sur cette photo - frappe le cinéphile ou l’observateur spécialiste en études cinématographiques. Il est ainsi impossible d’imaginer une scène équivalente dans l’espace français où le parti communiste possédait pourtant la puissance, le prestige et l’attrait de son équivalent italien. Impossible en effet d’imaginer, l’hommage des cinéastes de la Nouvelle Vague (Truffaut, Chabrol, Godard, Rohmer, Rivette) réunis autour du cercueil de Georges Marchais. Et de fait, à l’inverse du PCI, le PCF n’a jamais eu autant de cinéastes partageant sa cause et susceptibles de produire un hommage cinématographique aux dirigeants, au parti et aux militants et sympathisants du parti, à la hauteur des deux hommages que les cinéastes italiens ont rendu à la fois à Togliatti en 1964 et à Berlinguer en 1984.

    Il y a un lien très fort, en Italie, entre le cinéma et la gauche communiste italienne et ce lien se traduit par la valorisation à l’écran des classes populaires et de l’action politique qui vise la défense et la promotion des classes populaires. Pour le dire très rapidement et avec des mots ambivalents, qui mériteraient à eux seuls, une discussion, le cinéma italien, à l’inverse de son homologue français, était capable de produire des films politiques et de critique sociale à la fois « commerciaux » et « artistiques ». En termes politiques, on dirait que le cinéma italien était plus lié à la société civile que le cinéma français.
    Qu’est-ce qui permet de comprendre ce constat ? Comment donc expliquer cette « absence » des classes populaires dans le cinéma français de l’après-guerre aux années 1980 ?

    Une explication : la transformation du PCF de « secte gauchiste » en un parti politique de masse, implanté au sein de la classe ouvrière, au début des années 1930 est le produit d’un tournant politique qui induit le PCF à l’appropriation de la culture nationale et de son héritage révolutionnaire (de 1789, 1792 et 1793), à la promotion de la classe ouvrière, non seulement comme sujet politique mais comme dirigeants potentiels du parti et de la société communiste à venir (« l’ouvriérisme » du PCF est un « populisme » communiste), ce qui induit un fort prosélytisme culturel, une posture pédagogique d'éducation des militants, qui s’inscrivent à la fois dans la tradition du mouvement ouvrier mais qui va devenir également un trait typique de l’éthique communiste. S’approprier l’héritage de la Révolution française, c’est aussi vouloir s’approprier la culture nationale et en faire un modèle de formation politique pour les ouvriers et pour les cadres du parti (cf Bernard Pudal 1989). Avec l’enracinement dans la classe ouvrière, le combat dans la Résistance à l’Allemagne nazie, sur des bases à la fois politiques, sociales et également nationales contribuera à la légitimité « patriotique » du PCF dans l’après-guerre. Indépendamment de la question de la proximité de certains artistes et des professionnels du cinéma au PCF, le soutien et la défense d’une politique culturelle nationale prestigieuse l’emportera chez les communistes français, sur la valorisation d’un cinéma de réalisme social.

    Trois périodes seront donc envisagées :

    Les années 1930, les années 1945-1965, les années 1965-1985

    1. Les années 1930 :

    Elles se caractérisent par l’émergence d’un cinéma de réalisme social, sans lendemain, mais qui contribuera à faire de l’ouvrier non seulement un sujet politique mais un personnage de fiction dans le cadre d’un loisir de masse, le cinéma, devenu un divertissement culturel de qualité (impossible ici de ne pas relier le cinéma français des années trente au célèbre roman d’Eugène Dabit et film éponyme de Marcel Carné avec Arletty et Louis Jouvet, L’hôtel du Nord (1938). Le roman de Dabit est à l’origine de la création en 1929 d’un prix littéraire qui existe toujours aujourd’hui : « le prix Eugène Dabit du roman populiste » « créé par André Lemonnier et André Thérive pour récompenser une œuvre romanesque qui « préfère les gens du peuple comme personnages et les milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité » »). Ci-dessous, la célèbre réplique d'Arletty à Louis Jouvet : "est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ?" dans L'Hôtel du Nord de Marcel  Carné.

    La transformation du PCF, son enracinement dans la classe ouvrière, sa volonté d’élargissement sociologique (« main tendue » aux travailleurs catholiques, aux classes moyennes, aux intellectuels) sont contemporains de la transformation socio-économique du cinéma et de son statut. Avec la généralisation progressive du film parlant, le cinéma devient un loisir de masse, une véritable industrie culturelle, qui gagne considérablement en spectateurs et en prestige culturel. Touchant toutes les classes sociales, il généralise au plus grand nombre la fonction anciennement dévolue au théâtre (le loisir comme une sortie et l’identification à des récits de vie). Avec le parlant, le cinéma apparaît comme « une traduction technique du théâtre » (Jean-Marc Leveratto). A la différence du théâtre, il n’est pas réservé "uniquement" aux classes supérieures et moyennes urbaines. Il touche toutes les classes sociales, même si, il est vrai, les classes moyennes urbaines l’investissent avec plus de force et d’intérêt.

    Ci-dessous le générique de La Belle Équipe de Julien Duvivier (1936), une "métaphore" du Front populaire (des ouvriers au chômage gagnent à la loterie nationale et décident de mettre en commun leurs gains pour construire une coopérative : une guinguette en bord de Marne). Dès le générique, le film associe des ouvriers à un espace géographique (la banlieue parisienne) et à un style de vie et de loisirs (le bal musette). Le spectateur est invité à s'identifier à de grands acteurs, des vedettes nationales du cinéma français, qui sont eux-mêmes identifiés par leur prénom à leur propre personnage ouvrier : Jean Gabin est "Jean dit Jeannot", Charles Vanel est "Charles dit Charlot", Raymond Aimos est "Raymond dit Tintin". De sujet politique, l'ouvrier devient un personnage central du grand film français (interprétation complète du film ici).

    Ci-dessous, La vie est à nous, film de propagande politique, réalisé par Jean Renoir en 1936, est une commande du PCF à l'occasion de la campagne législative de mai 1936, qui donnera naissance au Front Populaire et rendra visible le PCF comme parti politique de masse. Soyons attentifs aux 5 premières minutes du film. Elles s'ouvrent sur une leçon de géographie dispensée par un instituteur à des enfants d'ouvriers de la banlieue parisienne. Le film ne se contente pas d'illustrer la ligne politique du PCF de la deuxième moitié des années trente. En utilisant la figure de l'instituteur et en privilégiant les images tour à tour rurales, industrielles et artistiques de la France et de ses « richesses nationales », selon le bel ordonnancement qui caractérise les manuels scolaires de l'école républicaine, La vie est à nous illustre à la perfection les propriétés sociales des dirigeants communistes. Enfants d'ouvriers (comme les élèves attentifs du cours dans le film), et plus précisément enfants de familles ouvrières qualifiées ou en voie d'ascension professionnelle, ayant interrompu leur scolarité brillante pour des raisons économiques, les dirigeants communistes ont fait de leurs origines modestes un atout positif (ils ont le droit de parler au nom de la classe ouvrière et de la représenter car ce sont des « fils du peuple ») au sein d'un champ politique dominé par les classes supérieures (cf encore une fois Bernard Pudal). Le film traduit également l’appropriation du passé national et révolutionnaire français par le PCF (cf Marc Lazar, "Damné de la terre et homme de marbre, l'ouvrier dans l'imaginaire du PCF du milieu des années 30 à la fin des années 50", Annales ESC, septembre-octobre 1990, n°5, p. 1079. On aura une idée de l'héritage de l'école républicaine, et de son "catéchisme", dans la formation de l'éthique communiste, en se reportant aux "autobiographies d'instituteurs de la Belle Epoque", recueillies par Jacques Ozouf, Nous les maîtres d'école, Paris, Gallimard/Folio, 1993 (première édition : Julliard/Gallimard, 1973), en particulier pp. 233-259.

    Note supplémentaire 1 : Plus tard, dans ses mémoires, Jean Renoir justifiera ainsi le sens de son engagement politique : « En 1935, le parti communiste Français me demanda de faire un film de propagande, ce que je fis avec joie. Il me semblait que tout honnête homme se devait de combattre le nazisme. Je suis un faiseur de films, ma seule possibilité de prendre part à ce combat était un film. Je me leurrais sur la puissance du cinéma. La Grande illusion,  malgré son succès, n’a pas arrêté la Deuxième Guerre mondiale. Mais je me dis que beaucoup de grandes illusions, beaucoup d’articles de journaux, de livres, de manifestations, peuvent avoir une influence » (Ma vie et mes films, 1974).

    Note supplémentaire 2 : Tous les films de propagande du PCF sont disponibles sur le site de Ciné-Archives qui "gère le fonds audiovisuel du Parti communiste français et du mouvement ouvrier et démocratique".

    2. Les années 1945-1965 :

    Au cours de ces années, le « néopatriotisme » du PCF (Maurice Agulhon 2005) est en harmonie avec le prestige national de « la qualité française » comme celui de la Nouvelle Vague. Le PCF soutient le cinéma français contre son concurrent historique américain, à la fois pour des raisons nationales (prestige de la culture française), politiques (lutte contre « l’impérialisme américain ») et professionnels (protégé de la concurrence américaine grâce à l’anti-américanisme du régime de Vichy, le cinéma français à la Libération est très corporatiste, il représente également le pourcentage d’adhésion à la CGT le plus élevé en France dans l’immédiat après-guerre, bien supérieur au niveau de syndicalisation des ouvriers). Du fait de son prosélytisme culturel et de son volontarisme politique à destination des classes populaires, le PCF est très impliqué dans le mouvement d’éducation populaire, notamment celui qui touche la promotion du cinéma via le développement des « ciné-clubs » (qui s’organisent alors en fédérations - comme la Fédération Française des Ciné-Clubs, FFCC très proche du PCF - et comportent plusieurs dizaines de milliers d’adhérents (cf Léo Souillés) ). Cette promotion du cinéma comme art, comme loisir culturel de qualité et donc comme instrument de connaissance (de l’art du cinéma et du monde) contribuera à la formation d’une « nouvelle vague de spectateurs » (selon l’expression du cinéaste Alain Resnais) qui fera le succès de la Nouvelle Vague et de ses innovations formelles.

    Deux exemples du cinéma dit de "la tradition de la qualité". Cette expression du jeune critique provocateur, François Truffaut, sera plus connue sous le terme de "qualité française". Sous la plume de Truffaut (critique aux célèbres Cahiers du cinéma) en compagnie de Chabrol, Godard, Rivette, Rohmer), il s'agit d'une antiphrase. Le cinéma de "la qualité française" est un "mauvais" cinéma, réalisé par des vieux routiers plus attachés à la défense de leurs intérêts corporatifs que de l'art cinématographique français, à la fois académique, coûteux et sans originalité. Truffaut ouvrira la voix à la "politique des auteurs" associée à la Nouvelle Vague et à son triomphe national et international au début des années 1960.

    Ci-dessous Le Rouge et le noir de Claude Autant-Lara, scénario de Jean Aurenche, Pierre Bost et Claude Autant-Lara d'après le roman de Stendhal, avec Gérard Philippe. Dénoncé par les Jeunes turcs provocateurs des Cahiers du cinéma, le cinéma de la "qualité française" est vraiment un cinéma de qualité, souvent des prestigieuses adaptations de chef-d'oeuvres du patrimoine littéraire français, récompensé à l'étranger, reconnu par la critique et acclamé par le public en France (cf Colin Crisp, The Classic French Cinema, 1997 et Fabrice Montebello, Le cinéma en France, 2005). Ici, dans le rôle de Julien Sorel, le célèbre acteur de théâtre et de cinéma, Gérard Philipe, compagnon de route du PCF. Célèbres scénaristes et dialoguistes étrillés par Truffaut, Jean Aurenche et Pierre Bost ont été associés à l'écriture d'une trentaine de films français de qualité des années 1949 à 1960.

    Ci-dessous la bande-annonce de l'adaptation au cinéma des Misérables de Victor Hugo, par Jean-Paul Le Chanois en 1958 (scénario de Jean-Paul Le Chanois et René Barjavel) en deux parties, avec Jean Gabin dans le rôle de Jean Valjean, Bernard Blier dans celui de Javert et Bourvil en Thénardier. Le film est une co-production franco-italo-allemande. La part allemande provenait du studio d'État DEFA de la République Démocratique Allemande (RDA). Cinéaste communiste, Jean-Paul Le Chanois est un des très rares réalisateurs français (sinon l'unique) à avoir réalisé des séquences documentaires de résistance armée dans le Maquis du Vercors pendant l'occupation allemande.

    Ci-dessous un exemple classique des innovations formelles de la Nouvelle Vague avec le célèbre A bout de souffle de Jean-Luc Godard, 1960. "Réalisme du signifiant" contre "réalisme du signifié" comme on dit dans les manuels d'analyse filmique. Dans les deux cas, aucun réalisme social.

    Et de la même manière, il n'y a pas plus de réalisme social avec le cinéma de la qualité française (lorsque les classes populaires sont présentes c'est sous la forme de rappels historiques prestigieux empruntés à la littérature) qu'avec celui de la Nouvelle Vague. On notera que par souci de défense d'une culture nationale prestigieuse le PCF soutiendra le cinéma de la qualité française sans pour autant rejeter a priori le formalisme des films de la Nouvelle Vague. Le célèbre critique communiste et historien du cinéma, Georges Sadoul rédigera une critique élogieuse d'À bout de souffle de Godard, alors associé au réalisme poétique des années trente :

    « A bout de souffle nous révèle un incontestable, un très grand talent. Jean-Luc Godard, qui n’a pas trente ans, est une « bête de cinéma ». Il a le film dans la peau. (…) Sur le plan technique, aucun moins-de-trente-ans n’avait encore récemment jeté bas avec une telle maestria les vieux échafaudages. Godard a flanqué au feu toutes les grammaires du cinéma et autres syntaxes du film. (…)
    Truffaut et Chabrol ont servi de caution à Godard, le premier comme scénariste, le second comme « conseiller artistique et technique ». Soutien purement amical, destiné à donner confiance aux financiers. Godard peut en remontrer, pour le brio, aux deux autres. Leurs premiers films furent de maladroits essais par comparaison avec À bout de souffle. Cela dit je préfère la sincérité du Beau Serge ou des 400 coups à cette étourdissante réussite, dont je n’aime ni les héros, ni les aventures. (…)
    Dans son Quai des brumes 1960, Godard a pris le contre-pied, non des créations des Carné-Prévert, mais des stéréotypes qu’en tirèrent plus tard certains profiteurs. Sa méthode d’écriture fut non la préparation soigneuse, mais une improvisation libre, partant d’un synopsis en trois pages écrit par Truffaut. (…)
    Michel Audiard est pour Godard et ses amis une tête de Turc parce qu’il écrit ses dialogues en style Jeanson (ou Prévert) 1938. Mais après avoir fusillé (comme critique) ces dialoguistes, le réalisateur Godard ne fouille-t-il pas leurs poches ?
    Son policier affairé rappelle l’inspecteur Slimane imaginé par Jeanson pour Pépé le Moko. Belmondo arrêté devant l’affiche « vivre dangereusement jusqu’au bout » décalque le chômeur Gabin placé par Spaak et Duvivier devant l’affiche «  Faites des sports d’hiver, stockez la santé «  (La Belle Équipe). Lorsque le couple se glisse sous un drap pour faire l’amour, la radio se met à hurler : « Et maintenant notre émission « Travailler en musique », plaisanterie style Vermot, déjà utilisée cent fois dans les pires films français. (…)
    Nous saurons plus tard si un tel film a pu transcender vraiment un fait divers type « blousons noirs » et exprimer les préoccupations d’une certaine jeunesse ».

    Georges Sadoul, « Quai des brumes 1960 », critique du film À bout de souffle de Jean-Luc Godard, Les Lettres Françaises  n°818, 31 mars 1960.


    3. Les années 1965-1985 :

    Ce sont des années où émerge une figure politique de valorisation des classes populaires concurrente de celle du PCF. elle provient de l’extrême-gauche, notamment de l'extrême-gauche maoïste. Il s’agit en fait de la version provinciale européenne de la New Left américaine, que l’on retrouve aussi bien en Allemagne, en France (Mai 68) qu’en Italie. Comme on le sait, cette concurrence aura un effet politique à rebours (Michaël Christofferson, 2014), en ayant d’abord un impact sur la consommation culturelle des classes moyennes, avant de contribuer à la disqualification politique des classes populaires par leur disqualification sociale. En matière de politique cinématographique, la valorisation intellectuelle et étatique du « cinéma d’auteur » (dont le modèle est issu de la Nouvelle Vague) - que le PCF soutiendra tous azimuts notamment à partir du début des années 1980 - contribuera à souligner l’écart entre un « cinéma commercial » et un « cinéma artistique » au point parfois de transformer le prosélytisme culturel des classes moyennes et du PCF en mépris social à l’égard de l’inculture des classes populaires.

    Ci-dessous, un exemple de la vision concurrente et méprisante de l'ouvrier professionnel comme soutien "naturel" du PCF, typique de la doxa maoïste, telle que le met en scène le film "commercial maoïste" de Jean-Pierre Gorin et Jean-Luc Godard, Tout va bien, France, 1972. La valorisation du travailleur immigré et la dénonciation de l'ouvrier embourgeoisé affilié au PCF et à la CGT, typique de la geste maoïste, conduisent à une mise en scène caricaturale (le délégué CGT parle comme un tract) et méprisante de l'ouvrier. La disqualification politique du discours communiste de l'ouvrier passe par sa disqualification sociale.

    Bien évidemment, Jean-Luc Godard est plus intéressé par la manière de faire surgir des contradictions à l'image que par le discours politique. Il n'empêche, le choix grotesque du patron italien de l'usine "Salumi" comme expression de la "violence de classe" est étonnant dans un pays où l'immigré italien est historiquement associé à la classe ouvrière et souvent à la gauche communiste. On notera le clin d'oeil de Montand et Fonda à la célèbre introduction du Mépris (Godard, 1963) où Brigitte Bardot demande à Michel Piccoli si il aime "ses fesses". Ici, Montand dit à Jane Fonda : "j'aime ton cul" et Fonda lui répond : "j'aime tes couilles". Mai 68 est passé par là...

    Ci-dessous, un extrait du célèbre film de Jean Eustache, La Maman et la putain, 1973, Grand Prix du Festival de Cannes 1973 (avec Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont, deux acteurs emblématiques des films de la Nouvelle Vague), considéré aujourd'hui comme un chef-d'oeuvre représentatif de l'esprit de Mai 68 quand bien même il met en scène pendant près de 4h00 en 16mm gonflé en 35 mm, et en noir et blanc, les états d'âme d'un jeune homme partagé entre deux femmes. Anti-spectaculaire au possible - sauf pour les scènes de nudité frontale, une des relances typique de l'érotisme cinématographique des années 1970 - le film se déroule dans quelques appartements exigus et terrasses de cafés parisiens. Ci-dessous, une réplique de Jean-Pierre Léaud dans le rôle d'Alexandre qui commente à voix haute la critique positive du Monde à l'égard du film célèbre de Elio Petri, La Classe ouvrière va au paradis (film italien de 1971, palme d'or au festival de cannes 1972, à égalité avec L'Affaire Mattei de Francesco Rosi). C'est un peu le coup de pied de l'âne français et esthète, au cinéma italien (social) et de qualité. Alexandre (Jean-Pierre Léaud) dit à propos du film de Petri : "Je préfère encore regarder la télé, au moins Bellemare et Guy Lux portent leur connerie sur le visage". Bellemare et Guy Lux sont des animateurs d'émissions et de jeux télévisés populaires des années 1970 associés au divertissement chauvin, conservateur et étriqué. Tout l'inverse donc de l'engament communiste des cinéastes italiens qui au même moment accumulent les prix et les distinctions. Mais là aussi, l'aplomb formel et esthète sert de disqualification sociale et politique (Elio Petri a aussi été récompensé en 1971 par l'Oscar du meilleur film en langue étrangère et le Prix spécial du jury à Cannes en 1970 pour Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon).


    On terminera par un paradoxe. Au milieu des années 1980, la "politique des auteurs" a cessé d'être le slogan d'un jeune critique pressé de réaliser des films. Elle est devenue une norme de financement du cinéma français aidé par l'État au nom de la défense de l'art (et de "l'exception culturelle" contre la "marchandisation de la culture"). Quelle que soit l’appellation que prend ce cinéma protégé et financé par la puissance publique et soutenu par le PCF (Cf Laurent Marie 2005) (« cinéma d’auteur », « cinéma art et essai », « jeune cinéma français », « cinéma indépendant », « cinéma d’avant-garde », « cinéma artistique »), il est caractérisé par une forte valorisation, a priori, de la critique intellectuelle mais aussi par un insuccès flagrant dans les salles de cinéma. Ce cinéma, qui se veut aussi critique, est parfois marqué par une promotion volontariste des petits, des anonymes, des exclus de la société, des ouvriers écrasés par la mondialisation, des immigrés ou des enfants d’immigrés victime de racisme, des femmes violentées ou enfermés dans des stéréotypes sexistes, etc (cf René Prédal 2002 et 2008). Les efforts de la puissance publique pour créer du lien social à partir de l’action culturelle contrastent avec le quasi alignement des partis politiques de gouvernement de droite comme de gauche, sur une vision néolibérale du monde. Le constat est très partagé même s’il n’est pas exprimé de cette manière : orphelines politiquement depuis la quasi disparition du parti communiste, les classes populaires se désengagent de l’action politique comme le montre l’abstention croissante aux élections au sein de ces milieux. Des ateliers d’écriture pour chômeurs aux pièces de théâtre qui mettent en scène des acteurs ouvriers non professionnels victimes de licenciement ou la réhabilitation culturelle des quartiers dits « sensibles », sans parler de ce « jeune cinéma français » étatique qui parle parfois au nom des « petits », « la visibilité culturelle de la classe ouvrière est désormais inversement proportionnelle à sa visibilité politique » (Fabrice Montebello, 2003). Comme si l’État et les partis politiques de gauche - ou ce qu'il en reste, c'est-à-dire pas grand chose - cherchaient à compenser l’absence de la défense des intérêts matériels des classes populaires par leur valorisation purement symbolique.

    Fabrice Montebello - 26 mai 2020 -

    NOTE DE MÉTHODE À DESTINATION DES ÉTUDIANTS DU SÉMINAIRE :

    Je suis conscient du caractère très général de toutes ces formulations qui mériteraient un éclaircissement en terme de définitions et de méthode, d’autant que nous nous trouvons ici à cheval entre plusieurs disciplines et études universitaires : histoire, sociologie, anthropologie, sciences politiques, études cinématographiques.
    Mon intervention ne porte pas sur l'analyse de la "représentation" du peuple dans le cinéma français, ni de la manière dont les films français rencontrent du succès auprès du public et notamment des classes populaires mais de la façon dont les usages communistes du peuple orientent l'action politique et culturelle du PCF sans réussir à transformer radicalement l'espace professionnel du cinéma français. Elle est très générale et demanderait des exemples plus systématiques et précis. Il faut la considérer comme une hypothèse de travail plus que le produit de recherches concrètes.
    La question générale de l’étude des « représentations » dans l’art, comme celle du « populisme » mériteraient également des développements de méthode qu’il est difficile d’aborder dans cet exposé sans faire des détours complexes. Pour la première, je renvoie à deux très courts articles qui tentent de les résumer en quelques lignes (Fabrice Montebello, 2018 et 2013). En règle générale, j’essaie de ne pas employer le mot « représentations » dans l’analyse filmique pour éviter la confusion potentielle que finissent par produire certaines études entre « image matérielle » et « image mentale » et pour éviter d'inférer mécaniquement le contenu idéologique des films de celui de leur réception supposée par les spectateurs potentiels du film. Quant à l’emploi du mot populisme, sa généralisation dans le débat politique contemporain et son usage systématique au sein de la presse écrite, télévisuelle et électronique d’informations devraient inviter à la plus grande circonspection. On entend plus facilement aujourd’hui par populisme la désignation de discours démagogiques en provenance de l’extrême-droite (même si on a fini par parler de « populisme de gauche » à propos de certains partis et dirigeants politiques issus de la gauche). Son usage à des fins de polémique est très prononcé. Il ressemble à la manière dont certains intellectuels issus de la mouvance de Mai 68, ont pu utiliser le concept universitaire de « totalitarisme » (Hannah Arendt) dans la France des années 1970 par anticommunisme et pour disqualifier a priori la nature démocratique des discours et de l’action politique du PCF (cf encore une fois Michaël Christofferson, 2014). La « théorie » des "deux extrêmes qui se rejoignent" est le support d’études académiques contestables qui fusionnent sous le terme « totalitarisme » deux idéologies opposées - nazisme et communisme - au nom de l’indignation morale suscitée par leur dimension criminogène.
    L’emploi que je fais dans cet exposé du mot « populisme » renvoie à sa définition première. J’entends par populisme la promotion et la valorisation volontariste des classes populaires. Cette définition est liée aux débats de méthodes et d’analyses des cultures populaires telles que les posaient à la fin des années 1980, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le Savant et le populaire, 1989).
    Enfin, comme l’a rappelé Valerio Coladonato lors du séminaire, l’article « Ethnography as a tool of cinema history », co-écrit avec Jean-Marc Leveratto, peut être considéré comme une bonne introduction au point de vue anthropologique sur l’art et le cinéma développé au sein de notre laboratoire de recherche à l’Université de Lorraine.


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